Réalité et Représentation (fr)

RÉALITÉ ET REPRÉSENTATION DANS LA POÉSIE DE JOÃO RICARDO LOPES — par Victor Oliveira Mateus

Reflexões à Boca de Cena / Onstage Reflections (Réflexions en Avant-scène) de João Ricardo Lopes, tant par son titre que par certains de ses éléments constitutifs, pourrait, à première vue, suggérer — à un lecteur pressé et inattentif — qu’il s’agit d’un recueil de poésie ayant pour centre et axe principal la dramaturgie. Cependant, selon ma lecture, cette piste interprétative représente la marque d’une ambiguïté voulue, qui servira de clef à la véritable préoccupation de l’œuvre : le territoire de la théâtralité n’est rien d’autre qu’un prétexte à ce qui s’impose, de manière irréfutable, au poète — l’être humain en tant qu’acteur social… avec ses désillusions, ses éclairs de lucidité, ses passions.

Au caractère abrupt de l’ouverture du livre — « le rideau se lève et ils existent » — succède un défilé de figurants, tel un cortège troublé et prémonitoire, traversant toute la scène-ville où nous sommes appelés à être présents : « ceux qui vocifèrent en pantalon retroussé » (p. 8), « bouffons et nains, cracheurs de feu » / « la prostituée aux taches de rousseur », « un pochard, la langue pendante », comme « les chiens fouillant la nuit ». Cette conception du travail poétique — articulant si bien l’exploration inlassable du monde intérieur — m’a immédiatement séduit, atteignant l’un de ses sommets dans le poème L’acteur se regarde dans le miroir (p. 70) :

ne m’attends pas si longtemps
je n’ai pas d’avenir
pas plus que je n’ai eu de passé.
je suis peut-être beau
mais brut
pas plus qu’une statue
ni mieux que du sable.
comme toute créature
ce que je suis, je ne le suis pas.
mes mains me brûlent de froid
et je suis peut-être déjà mort
ou trop loin.
ne m’attends pas si longtemps
tu ne sais pas qui tu attends

.

(Ce magnifique soliloque amène sur le devant de la scène l’un des thèmes les plus fascinants de la poésie : la relation du je avec son double) — avec en parallèle un regard attentif, pénétrant, porté vers le monde extérieur. Voyons par exemple cet extrait du poème Au centre de la scène (p. 56) :

au centre de la scène, les lampes et les accessoires
épluchent amoureusement des pommes de terre
essuient la morve de la fillette aux tresses
la salle est tout entière absorbée par la scène
seuls respiration et quelques toux mesurent
la qualité de la représentation.
(…)
la vie est un divertissement, un chantier de petits poèmes
(et qui a besoin des grands ?), une pantomime.
et à la fin, les applaudissements, les applaudissements abondants
le geste indispensable de la foule (l’est-il vraiment ?)
bravos, euphorie, théâtre délicat
voilà la vie, voilà, oui, la poésie

.

Cet équilibre — ce dosage subtil et perspicace entre l’intérieur et l’extérieur, cette relation qui relève parfois du métissage — constitue, à mes yeux, un des sommets de la voix poétique de João Ricardo Lopes. Vivre, c’est être sur une scène aux décors multiples ; vivre, c’est jouer des rôles traversés de conflits (non seulement entre les rôles, mais aussi au sein de chacun d’eux !) ; vivre, c’est cette recherche incessante d’un Équilibre Instable (en reprenant, sciemment, le titre de la pièce d’Edward Albee, adaptée au cinéma avec brio par Tony Richardson et l’inoubliable Katharine Hepburn) — équilibre entre le dedans et le dehors de nous-mêmes. Mais vivre, c’est surtout la lucidité et la fidélité : à nous-mêmes, à ceux qui nous aiment (car sur la scène en ruine d’aujourd’hui, seuls ceux-là comptent encore !), au miracle indicible d’être vivants dans cet espace qui nous a été confié et qu’il est urgent de préserver. Quant au monde extérieur, il surgit dans plusieurs poèmes du recueil :

ce cirque amusant, coloré, creux à l’intérieur
autant qu’à l’extérieur — fragile, oui, comme la fontanelle
de tes rêves (p. 10)
il y a entre nous cette ville entière
cette lame de silence
qui nous traverse en deux… (p. 30)

.

Cet état d’âme du sujet poétique — à la fois désorientation et volonté de résistance — traverse toute l’œuvre et s’unit à une dichotomie que l’auteur décline sous de multiples formes : l’obscurité et la lumière :

la bouche dans le noir, ma saudade
elle seule, écoute-la, écoute seulement (p. 20)
La nuit est faite pour ne rien dire. (p. 42)
c’est dans l’ombre que germent le plus possible les semences
dans la pénombre, dans le poème
dans le coin obscur de toute scène (p. 74)

.
Fait intéressant : João Ricardo Lopes n’accorde à cette lumière évoquée aucun statut rédempteur — bien au contraire : l’émergence du possible se trouve constamment et inlassablement menacée :

Bruit
tout ce que j’ai dit, je ne l’ai pas dit.
des lumières noires engraissant les yeux
comme si tôt était déjà si tard.
une fenêtre décline sur nous
la paupière rude et silencieuse.
que cela en ait valu la peine. tout (p. 46)

.

Face à cette lucidité qui observe la scène — dont les variables nous ont été révélées et documentées au fil des dernières décennies ; face à cette représentation fétide et de mauvais goût, disséquée jusqu’à la nausée par de nombreux auteurs : le vide et le consumérisme (chez Baudrillard, Lipovetsky…), la cupidité et la manipulation perverse de l’autre au seul profit d’une démonstration gratuite de pouvoir (chez Singer, Hirigoyen, etc.) ; face à une ville disloquée et à la dérive — le je poétique sauve l’audace de l’attente et de la réinvention :

Alchimiquement
moi aussi je possède un alambic trompeur.
transformer en or ton cœur de pierre
n’a jamais été chose facile et l’échec secoue mon sommeil
en frissons sans âme, c’est moi qui t’appelle
et un chemin bordé d’arbres s’étend entre nous.
tu es lointaine et tu ris à chaque fois que m’explose
la déception et je jure de finir ainsi, en lambeaux
vaincu et sans toi. mais le poème renaît et moi
je renais lentement. un cœur d’or est chose
à laquelle on ne renonce pas. pas même jusqu’à la folie, pas même jusque-là (p. 60)

.

João Ricardo Lopes inscrit son écriture dans ce paradigme du ressenti et de l’être de l’homme contemporain, sujet abondamment traité ces dernières années (voir, par exemple, Les uns avec les autres – Quand l’individualisme crée du lien de François de Singly). Sa poésie respire et exprime non seulement des thèmes universels et intemporels, mais aussi des préoccupations très clairement ancrées dans l’aujourd’hui. D’ailleurs — puisque je viens de mentionner l’ouvrage de Singly — je pourrais ajouter que le décalage du sujet poétique par rapport au monde est fortement atténué, bien que jamais résolu, par la présence de l’être aimé.

Or — et ce détail est significatif — cette bien-aimée, à l’instar de la pièce du premier vers du recueil, surgit brusquement ; ses apparitions relèvent toujours du contingent et du menacé (cf. p. 14, le poème éponyme). Elle porte en elle quelque chose de salutaire, mais il s’agit toujours d’un salut possible, jamais d’un salut nécessaire. Le poème Livèche (p. 40) traduit magistralement ce manque : bien que l’aimée soit d’une grande beauté, la nuit ne cesse de surveiller le poète, de le chercher. Il y a donc une faille essentielle dans l’âme de cette voix, un espace vide — et impossible à combler —, une clairière où le monde entier pourrait entrer, mais d’où la poésie et la quête débordent. Les grands spécialistes de ces thématiques (je pense ici à la figure immense de Martine Broda) affirment que cette quête fondamentale (du Chose, de la Chose) est la marque des grands poètes. Et moi — éternel apprenti, comme António Sérgio ! — je l’ai trouvée dans l’œuvre de João Ricardo Lopes. Mais pas seulement : l’extrême poéticité de ce livre et la justesse avec laquelle il aborde thèmes et sous-thèmes débouchent sur une structure soignée, pensée pour mettre en valeur les intentions premières de l’auteur : à la permanence de la scène, à la succession des actes, aux interminables réflexions prononcées à la bouche d’ombre, répond la figure évidente — et désespérément routinière — de la continuité de la pièce.

C’est pourquoi, à mesure que le livre approche de sa fin, il se rapproche aussi d’un commencement — comme en témoigne cet extrait de l’avant-dernier poème :

Retourner
retourner, on retourne de mille façons
chez soi, à la nuit, parfois, plus jamais, pour toujours.
mais aussi à l’après de la maison, à soi-même
au toucher des meubles, à l’odeur du savon
à d’autres temps, au moment où, à maintenant à nouveau

car telle est la vie, car grâce infinie est celle
de corriger la réplique, car oui, car tel est
le théâtre du cœur, car le regard est rond
car à la fin est le commencement, car, car oui

.

Dans cette expérience à la fois quotidienne et inédite, d’un quotidien qui, s’il appartient à plusieurs, nous concerne tous, le régisseur nous adresse le dernier poème de cet itinéraire poétique : Prologue — dernier titre de la représentation. Que continue alors la réalité, cette myriade de scènes que nous traversons… et qui, inéluctablement, nous traversent aussi.

Lisbonne, 21 mai 2011
Victor Oliveira Mateus..